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Lecture pour la REVUE BLANCHE POUR NUIT BLANCHE au Théâtre du Grand Parquet le 5 octobre dans le cadre de la bibliothèque de Schrödinger.
Photographie: Sophie Lapalu
2013

Personne ne range les pages blanches dans sa bibliothèque.
Entre Artaud et Dostoievski. Bien à la verticale sur l'étagère.
Des noms.
Des numéros.
Peut être le livre le plus ennuyeux du monde.
Quelques noms qui font sourire.
Mais on s'en lasse vite.
Personne ne lit les pages blanches dans le métro.
C'est pas faute de regarder ce que les gens lisent.
Jamais vu quelqu'un lire les pages blanches pour passer le temps.

Si on y médite, c'est plutôt beau les pages blanches même un grain émouvant.
Elles nous livrent des numéros de téléphone de gens qu'on ne connais pas.
Qu'on ne connaitra sans doute jamais.
Des clefs vers des histoires bien plus intéressantes.
C'est déjà un sacré pavé.
Mais ça pourrait être le plus grand livre du monde.

Pages blanches ce n'est sans doute pas pour rien, il faut les combler.
Si on prenait la peine d'écouter chacune des histoires dont elles regorgent.
Toutes les histoires de tous les numéros de toutes les pages blanches qui n'ont en substance rien de blanches.

J'ai décidé d'appeler tous ces numéros et d'en savoir plus sur ces histoires.
En espérant qu'elles deviennent des romans.
Pour écrire le plus grand livre du monde.
L'histoire de tout le monde en somme.

Si j'avais appelé Herman Melville il m'aurait raconté l'histoire de Moby Dick.
Le répondeur de Catherine et Patrick me dira de laisser un message.
La femme de Monsieur Michel Achar me dira qu'elle en a marre de faire les courses le samedi matin. Que c'est une perte de temps.
Martine Basnault me dira qu'il pleut chez elle.
Certains ne seront pas bavards.
Je pleurerais téléphoniquement avec des gens dont je ne connais que le nom.
Parfois de longs silence résonneront au bout du fil. Souvent.

Je ne peux passer les 24h consécutives de mes journées au téléphone.
Il est alors nécessaire de fixer un horaire pour appeler chaque jour une personne et entendre ce qu'elle a à me raconter.
J'ajouterais chaque jour une page à mon livre, que je collerais au précédentes.
Le livre grandira chaque jour de millimètre en millimètre.
Une personne par jour. Une histoire par personne. Une personne par page.

Si j'appelle trop tôt j'ai peur de déranger.
Je ne veux surtout pas déranger.
Si j'appelle en pleine journée, beaucoup de personnes seront au travail.
Vers 20h, les gens mangent.
Après 22h, ce n'est pas une heure pour téléphoner à des étrangers.
18h me semble une heure idéale, ni trop tôt ni trop tard.
Une belle heure pour raconter une histoire.

Le livre le plus épais du monde est à ce jour une compilation des enquêtes de Miss Marple par Agatha Christie, La tranche mesure 32,3 cm, contient 4032 pages et le livre pèse plus de 8 kilos.
C'est bien peu.
Il n'y a aucune raison pour qu'une certaine Miss Marple occupe la vedette à la place de milliers d'autres personnes qui ont des choses à raconter.
Et qui eux, existent vraiment.

A ce qu'il paraît, la France compte 101 départements.
Le livre comptera 101 volumes des pages blanches.

Sans le fractionner, j'aurais eu trop peur qu'il grandisse jusqu'au ciel.

Il y a 36700 villes en France, bien que ce chiffre soit modulable.
Le plus grand livre du monde comptera alors 36700 chapitres.

En me basant sur les pages blanches de mon département, j'ai estimé environ 13 341 600 pages en tout.
13 341 600 histoires alors.
Mon département moyennement peuplé fausse un peu la donne je le confesse.

A partir d'un calculateur de livres, je sais maintenant qu'un volume ferait 10 mètres.
Soit à peu près 1 kilomètres pour les 101 volumes.
Pour réaliser ces 101 volumes à raison de 1 appel par jour il faudrait alors 36 552 années et 120 jours.
C'est beaucoup.

Et même si je les appelait tous à la suite, en comptant 5 minutes en moyenne par appel, certains me raccrocheraient sans doute au nez de toute façon et certains je l'espère me parleront jusqu'à être en panne de salive. Si je les appelais tous à la suite donc, il me faudrait 126 années et 335 jours.
Pour un volume, celui du Val d'Oise par exemple. A raison de un appel par jour à 18h il faudrait 365 années et 191 jours.
C'est encore beaucoup.

Ma vie est déjà presque au quart entamé si je vis jusqu'à 100 ans.
Il y a peu de chances pour que je vive 36552 années et 120 jours. Je ne sais même pas si j'aimerais. Ca doit être fatiguant à la longue.
Je laisse donc manifeste ma démarche, si d'autres personnes veulent continuer ce projet lorsque je serais contrainte de l'arrêter, bien à eux.
Pendant mon vivant même, pourquoi pas. Même si je resterait angoissée que le protocole ne soit pas correctement respecté.

Des Pages Blanches qui attendent d'être remplies existent selon mes sources dans 91 pays du monde.
Pour éviter quelque accusation de chauvinisme, il est envisageable de l'étendre au delà des frontières.
La démarche est simple.
Je ne peux seulement pas affirmer qu'elle vaille le coup.
Mais je l'espère.